Des restauratrices autochtones porteuses de traditions face à la pandémie

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Elles sont deux restauratrices. L’une est métisse, l’autre est anichinabée. Alors que l’accès à la nourriture traditionnelle est difficile pour les Autochtones en milieu urbain, toutes deux tentent de préserver des traditions culinaires à leur façon. Visages d’une niche en émergence, malmenée par la dernière année.

De l’intérieur du Nikosi, on peut voir la rivière Gatineau, figée dans la glace. L’été, l’emblématique pont couvert de Wakefield s’admire depuis la terrasse. À travers la grande fenêtre, une lumière dorée, diagonale, fait reluire les tables et le bar en bois, le vieux piano au fond de la pièce, le panache au mur et les œuvres haïdas qui décorent l’endroit.

Au moment de rencontrer Wapokunie Riel-Lachapelle, nous sommes fin février et l’Outaouais vient tout juste de repasser en zone orange.

L’entrepreneure sillonne son restaurant presque au pas de course. Elle discute avec ses employés, replace une table, installe une énième affiche indiquant aux clients les règles à suivre. La liste des tâches est longue; le lendemain, son restaurant rouvre. Demain, enfin, son Nikosi – le prénom de son neveu, qui signifie patte d’ours – sortira d’une longue hibernation.L'affiche et le devant d'un commerce sur une rue enneigée

Le restaurant Nikosi se trouve dans le village de Wakefield, en Outaouais.

La restauratrice chérit et protège le commerce qu’elle a créé il y a quatre ans comme une ourse le ferait avec son petit. À discuter avec elle, on comprend rapidement que l’impact de la pandémie est un sujet sensible. En bref : la valse des fermetures n’a fait qu’amplifier les défis, déjà présents, d’avoir à gérer une entreprise, du personnel et des clients, toute seule.

La petite entreprise a passé presque la moitié de l’année 2020 fermée. D’abord par obligation, puis par choix, en novembre dernier.

L’œuvre d’une vie ne se livre pas en plat à emporter, s’est résolue Wapokunie Riel-Lachapelle. Au-delà des considérations financières, il y a celle du produit, de l’expérience qu’elle veut donner. J’essaie juste de faire les choses de la bonne façon, d’avoir un cœur ouvert. […] Je veux que les gens soient heureux quand ils viennent au Nikosi, résume-t-elle.

À une centaine de kilomètres au nord de là, une pionnière de la restauration autochtone en Outaouais a cessé ses activités, pandémie oblige.

Un soleil radieux illumine la maison de rondins de Marie-Cécile Nottaway, à Kitigan Zibi. Sur le terrain, suspendues çà et là entre les arbres, des peaux d’orignaux sèchent. Au fond, une structure de bois deviendra bientôt une installation pour faire bouillir de l’eau d’érable.Une femme tient un pot de sirop d'érable devant une forêt enneigée

Depuis dix ans, Marie-Cécile Nottaway cultive les érables sauvages dans sa cour. Pendant sa retraite, elle compte transmettre son savoir-faire en matière d’acériculture et d’artisanat.

C’est dans la cuisine de cette maison que, pendant presque dix ans, la chef a préparé des plats pour son service de traiteur. Mais l’entrepreneure a récemment mis un clou dans le cercueil de Wawatay Catering.

Quand j’ai démarré mon entreprise, je me suis dit que j’allais me donner un bon 10 ans. C’était en 2011. En 2020, la pandémie a frappé. Tous mes contrats ont été annulés, dit-elle.

La retraite est donc venue plus tôt que prévu. J’ai décidé de faire avec, de ne pas me battre contre ça.

Faire vivre les traditions

Wapokunie Riel-Lachapelle est la fille d’un médecin métis et d’une archéologue originaire de Québec. Parce qu’être autochtone était mal vu à l’époque, sa grand-mère a vécu à Montréal en essayant de dissimuler son identité.

La restauratrice a grandi d’abord en Abitibi, puis à Wakefield, alternant entre milieux autochtones et allochtones; entre univers francophones et anglophones.

La piqûre de la gastronomie est venue tôt dans sa vie. Mon père est métis. Mon père adorait la nourriture. Il adorait la gastronomie, et il allait à la chasse, se souvient la trentenaire.À gauche, une tranche de bannique aux bleuets est en train de dorer. À droite, des gnocchis au fromage bleu et à la sauge sautent dans la poêle.

Des crostinis de bannique aux bleuets et des gnocchis au fromage bleu en préparation au restaurant Nikosi, de Wakefield

Quand on faisait à manger, ce n’était jamais acheté au magasin. C’était : “ah, papa est allé à la chasse”. Il y avait de la perdrix, du lièvre , du canard, du poisson, énumère-t-elle; des viandes sauvages, qui étaient tantôt accompagnées de riz sauvage, tantôt servies avec de la bannique que sa mère avait appris à faire auprès d’aînés, tantôt fusionnées avec des éléments de cuisine française dont son père raffolait. Et rien ne se gaspillait : chaque morceau des animaux avait son utilité, jusqu’aux plumes, avec lesquelles sa mère faisait des boucles d’oreilles.

J’allais à la chasse avec mon père. […] Je me souviens d’avoir été assise chez moi, en train de plumer une perdrix, et de m’être dit : “what is this?”J’avais 12 ans. “It’s like child slavery!, raconte-t-elle en riant.

[En grandissant métisse], je sentais qu’on était différents. Mon père avait une tresse… Mais quand j’y pense, je suis chanceuse d’avoir vécu ça et d’avoir appris ces techniques-là.Wapokunie Riel-Lachapelle

Tombée dans le grand bouillon de la restauration à l’âge de 17 ans, elle a appris son art aux quatre coins du Canada avant d’enfin réaliser son rêve d’ouvrir un restaurant à son image : un mélange autochtone, québécois et français, avec des influences des Haïdas de la Colombie-Britannique, où elle a habité.

Reuben au bison, pâtes à la saucisse de wapiti ou bannique à la noix de coco… elle s’est permis de proposer aux papilles de Wakefield des saveurs aventureuses. Parfois un peu trop à leur goût. Elle se souvient de ce client qui avait grimacé à l’idée de goûter pour la première fois à des ailes de canard. Elle lui en a servi, gratuitement, rien que pour le mettre au défi.

Verdict? Elle sourit. C’est devenu un client régulier!

La philosophie de sa mère aussi la suit : elle essaie d’éviter le gaspillage autant que possible, par exemple en faisant des croûtons avec les extrémités des banniques.

Une philosophie transgressée à contrecœur, lorsque la pandémie a commencé et qu’elle a dû jeter des litres et des litres de bière en fût. Pas juste de la bière en fût. On a eu beaucoup, beaucoup, beaucoup de pertes, se désole-t-elle.

Le menu aussi en a subi l’impact. La pandémie a affecté les chaînes d’approvisionnement des ingrédients. Certains, plus présents dans la cuisine autochtone comme le bison, sont maintenant plus rares ou plus chers, à tel point qu’elle ne peut plus se les permettre. Disons que j’avais plus d’opportunités [auparavant] de jouer avec certains aliments qui venaient peut-être d’un peu plus loin , résume-t-elle.

Malgré les défis, Wapokunie Riel-Lachapelle compte garder son Nikosi à son image, coûte que coûte.

J’essaie d’être fière de qui je suis aujourd’hui. J’ai un héritage mixte et j’essaie de prendre des bonnes choses des deux côtés.Wapokunie Riel-Lachapelle

Une niche à combler

Pour sa part, Marie-Cécile Nottaway est la fille de deux survivants de pensionnats, où la culture autochtone était étouffée.

L’amour de la cuisine lui vient aussi de l’enfance. Chez elle, grâce à sa kokom (grand-mère en anichinabé), il y avait toujours un chaudron de ragoût quelque part, un animal en train d’être dépecé, ou un poisson en train d’être pêché, se souvient-elle.

Avant de fonder Wawatay Catering, la diplômée du Collège Algonquin a été cuisinière pour un centre de désintoxication de Kitigan Zibi. Pendant ma dernière année, je me disais que j’avais envie de faire quelque chose de nouveau. Je voulais être mon propre patron. J’ai parlé à ma marraine, et elle m’a dit qu’il y avait une niche pour des services de traiteur autochtones, relate-t-elle.

Des recettes telles que du ragoût de chevreuil, des bonbons à l’érable maison ou de la viande d’orignal, de castor ou d’ours, c’est ce dont les gens ont besoin là-bas, à Ottawa. Il y a beaucoup d’Autochtones urbains qui n’ont pas accès à de la nourriture traditionnelle.

Marie-Cécile Nottaway a vu dans sa retraite précipitée un bon signe.Tannage de fourrures

Récemment retraitée, Marie-Cécile Nottaway apprend à tanner des peaux afin d’enseigner l’artisanat traditionnel.

Désormais, elle compte transmettre d’autres traditions, comme son savoir-faire en matière d’acériculture. Elle récolte et transforme la sève des érables sauvages sur son terrain depuis une dizaine d’années. Je veux apprendre à faire des choses que ma famille et mon peuple faisaient. Tanner des peaux, fabriquer des raquettes, faire plus d’artisanat : je veux faire plus de ce que notre peuple faisait avant. Je ne veux pas que cela se perde.

Son départ ne laisse-t-il pas un grand trou dans la niche de la restauration autochtone? Du tout, répond-elle du tac au tac. Lorsqu’elle reçoit une demande, elle la transmet à l’une ou l’autre des collègues de la relève. Dans les dernières années, il y a eu de plus en plus de jeunes chefs autochtones qui se sont taillé une place. J’ai commencé ça il y a 10 ans. Je suis tellement contente! S’il vous plaît, prenez ma place!

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