Promesses et lobbying : comment TikTok veut se faire aimer aux États-Unis 

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Le Congrès américain auditionnait jeudi Chew Shou Zi, le PDG de TikTok – épilogue d’une longue bataille menée par le réseau social chinois, qui l’a vu dépenser des milliards de dollars pour tenter de prouver aux Américains qu’ils peuvent lui faire confiance. En vain ?

C’est un face-à-face aux ramifications technologiques, culturelles, politiques et diplomatiques qui se tenait au Congrès américain, jeudi 23 mars. Chew Shou Zi, le PDG de TikTok, y joue l’avenir de ce réseau social d’origine chinoise face à des élus américains qui veulent savoir si la sécurité nationale américaine est en danger.

« L’enjeu est gigantesque pour Chew Shou Zi, car s’il répond mal, cela peut faire basculer une majorité de législateurs en faveur de la vente forcée de TikTok a un partenaire américain ou de son interdiction pure et simple sur le territoire américain », résume Hamza Mudassir, cofondateur du cabinet britannique de conseils pour start-up Platypodes et professeur de stratégie entrepreneurial à l’université de Cambridge. 

TikTok joue gros

Une telle issue serait un gouffre financier pour le réseau social favori des ados, puisque les États-Unis représentent « entre 30 % et 40 % du chiffre d’affaires global de l’entreprise », poursuit cet expert. 

Mais Chew Shou Zi ne joue pas l’avenir de son application simplement sur cette audition. Elle représente le point d’orgue d’une bataille d’influence menée en coulisse depuis des années par TikTok pour essayer d’apaiser les craintes des autorités américaines.

Le climat politique s’est soudainement tendu pour l’appli en 2020 alors que Donald Trump résidait encore à la Maison Blanche. Le président milliardaire avait décidé d’interdire le réseau social et de le vendre à une société américaine. Le tout au seul motif que l’application était chinoise et que le chantre du Make America great again était en croisade contre tout ce qui venait de Chine. TikTok est, en effet, la version « occidentale » de Douyin, une application créée par le géant chinois de l’intelligence artificielle ByteDance.

TikTok avait été sauvé à cette époque par la justice américaine, qui avait annulé le décret de Donald Trump. Mais le réseau social, échaudé par cet épisode, s’était alors attelé à la mise en place de son « Project Texas », nom de code pour son offensive de charme aux États-Unis.

Il s’agit d’un vaste éventail de mesures censées démontrer que TikTok a coupé le cordon ombilical avec ByteDance, et donc ne serait plus à la merci de l’interventionnisme de Pékin, principale inquiétude à Washington. 

Ce plan d’attaque est détaillé dans un document de 90 pages remis en 2022 à l’administration américaine et dont certains détails ont été dévoilés à un petit groupe de journalistes américains et de spécialistes des questions de protections de données en janvier de cette année. 

Sauver le soldat TikTok depuis le Texas

L’opération passe par deux initiatives principales : la mise en place d’une structure 100 % américaine, avec un personnel 100 % américain, et la remise des clefs de l’accès aux données des utilisateurs américains de TikTok à un partenaire de « confiance ». C’est le géant Oracle – dont le siège est au Texas, d’où le nom de code du projet – qui doit devenir le gardien des données du réseau social sur le sol américain.

Le premier volet de ce plan a été achevé avec la création de TikTok U.S. Data Security Inc. (USDS) dès juillet 2022. Cette filiale américaine du réseau social doit s’occuper de l’accès aux données et de la modération du contenu, c’est-à-dire « les principales questions qui peuvent relever de la sécurité nationale américaine », souligne le blog juridique Lawfare, qui a été convié à la présentation de Project Texas par TikTok.

L’administration américaine est censée avoir un droit de regard direct sur tous les employés embauchés par cette structure. Elle peut notamment mener des enquêtes sur les antécédents de ces salariés, afin de s’assurer qu’aucun espion chinois ne s’est glissé dans l’entreprise.

Le volet protection des données est plus technique, et TikTok a ouvert aux États-Unis des « centres de transparence » pour montrer concrètement comment des employés de d’Oracle pourront vérifier qu’aucune information personnelle d’un ressortissant américain ne soit transférée vers ByteDance. 

Oracle pourra vérifier qu’il n’y a rien de suspect dans le code de l’algorithme de TikTok et s’assurer qu’il n’y a pas de changement de l’application qui permettrait à la Chine d’exercer une forme de censure sur les contenus vus aux États-Unis.

Bataille de lobbying

En tout, « c’est un effort très coûteux pour TikTok, qui veut dépenser 1,5 milliard de dollars pour mettre en place le Project Texas. C’est aussi un plan très complet, mais il n’est pas sûr du tout que cela va suffire », assure Hamza Mudassir.

Le problème pour ce réseau social vient du fait que « les États-Unis, culturellement, n’abordent pas la question TikTok sous l’angle de la protection des données, mais essentiellement en invoquant le menace à la sécurité nationale », résume Luca Mattei, spécialiste des questions de protection des données pour l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d’experts des questions de sécurité internationale.

« Je ne vois pas trop ce que la Chine pourrait faire de tellement grave avec les données d’Américains. Mais ce qui est plus inquiétant, c’est l’utilisation de TikTok à des fins de propagande », a affirmé au site Buzzfeed Adam Segal, directeur du programme sur la réglementation du cyberespace du Council on Foreign Relation, un cercle de réflexion américain. Il craint surtout que la Chine demande à ByteDance d’inonder TikTok de contenus de propagande à destination du public nord-américain.

Une inquiétude que TikTok « ne pourra jamais apaiser à 100 % avec des solutions techniques, car il est impossible de prouver que ByteDance n’a plus aucun accès ou influence sur les opérations aux États-Unis », explique Hamza Mudassir. 

C’est pourquoi, outre le Project Texas, TikTok a lancé une vaste campagne de lobbying. « ByteDance a dépensé 5,3 millions de dollars pour faire passer son message à Washington en 2022. Seul Meta [Facebook], Amazon et Alphabet [maison mère de Google] ont dépensé plus », souligne le New York Times. 

Dans les semaines qui ont précédé son audition au Congrès, le PDG de TikTok a tout fait pour rencontrer personnellement chacun des élus appelés à lui poser des questions. « On n’a pas l’habitude d’avoir un face-à-face avec un PDG d’un puissant groupe tech comme ça », a reconnu Lori Trahan, une élue démocrate du Massachusetts, interrogée par le Washington Post. 

Mais là encore, TikTok se heurte à un obstacle : le lobbying des géants américains du Net contre eux. Des groupes bien mieux implantés à Washington, comme Facebook, « ont soutenu aux élus que TikTok représentait bel et bien une menace pour la sécurité nationale », a constaté le New York Times.

C’est de bonne guerre, estime Hamza Mudassir. « TikTok est devenu bien plus populaire qu’eux auprès des jeunes et ces grands groupes ont tout intérêt à pousser leur rival en eaux troubles », estime-t-il. 

La guerre des données

Et l’audition qui se déroule au Congrès ne concerne, en réalité, pas que les États-Unis. « Si ça se passe mal et qu’au final les États-Unis décident d’interdire TikTok, tous les alliés de Washington, à commencer par le Royaume-Uni, vont suivre cet exemple », assure Hamza Mudassir. Le Parlement britannique a d’ailleurs annoncé jeudi, pendant l’audition de Chew Shou Zi, l’interdiction de TikTok sur tous ses appareils, une semaine après une annonce similaire du gouvernement.

Ce qui se joue à Washington dépasserait même le cas TikTok. « Les arguments qui sont développés dans cette histoire reflète le débat plus large sur la gouvernance des données et notamment la tendance actuelle au protectionnisme en la matière », assure Luca Mattei. 

De plus en plus de pays, comme les États-Unis, veulent avoir un contrôle sur la destination des données personnelles exploitées par des groupes étrangers. Ce n’est pas un hasard si, à Washington, « il y a un rare consensus entre démocrates et républicains sur la question de TikTok », note Luca Mattei. 

L’affaire TikTok prouve ainsi qu’aujourd’hui, la protection des données personnelles n’est plus seulement une question de vie privée, mais aussi de souveraineté nationale ou d’affrontement géopolitique. Même s’il s’agit de vidéos souvent plutôt futiles, du moins comparé à un conflit géopolitique sino-américain pour le leadership technologique mondial.

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