« Joe Biden a toutes les cartes en main pour reconnaître le génocide des Arméniens »

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Selon la presse américaine, le président Joe Biden s’apprête à reconnaître officiellement le génocide des Arméniens, le 24 avril, date qui marque le début des massacres et des déportations d’Arméniens par l’Empire ottoman en 1915. Décryptage des enjeux d’une telle décision avec Christian Makarian, éditorialiste et essayiste, spécialiste des questions internationales.

Selon plusieurs médias américains, Joe Biden serait sur le point de reconnaître officiellement le génocide arménien, samedi 24 avril, alors que jusqu’ici, aucun président des États-Unis ne s’était encore risqué à fâcher la Turquie, allié historique de Washington et membre de l’Otan.

Une promesse de campagne du démocrate qui risque d’envenimer des relations déjà tendues entre l’Occident et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui a d’ores et déjà mis en garde ceux qui propagent un « mensonge », alors que le génocide de 1915 perpétré par les troupes de l’Empire ottoman est reconnu par une trentaine de pays, dont la France, et la communauté des historiens.

Alors que, selon les estimations, près de 1,5 million d’Arméniens ont été systématiquement tués pendant la Première Guerre mondiale, Ankara refuse l’utilisation du terme « génocide » et récuse toute velléité d’extermination, évoquant des massacres réciproques sur fond de guerre civile et de famine ayant fait des centaines de milliers de morts dans les deux camps.

Pour comprendre les enjeux d’une éventuelle reconnaissance du génocide arménien par Joe Biden, France 24 a interrogé Christian Makarian, éditorialiste et essayiste, spécialiste des questions internationales.

France 24 : Quelle peut être l’importance d’une reconnaissance du génocide de 1915 par le président des États-Unis, aux yeux des Arméniens et des descendants de rescapés ?

Christian Makarian : Il y a deux dimensions à prendre en compte. La première se situe au stade de la justice et des principes universels des droits de l’Homme. Il est évident que pour tous les descendants des rescapés du génocide de 1915, cette reconnaissance est une quête de justice et de vérité historique. À ce titre, l’administration Biden, qui s’est engagée dans une diplomatie fortement marquée par la question des droits de l’Homme, a intérêt à réaffirmer que ‘l’Amérique est de retour’ sous la bannière des grands principes, en donnant aux Arméniens du monde entier la satisfaction de voir la vérité historique enfin proclamée par l’homme le plus puissant du monde, à savoir le président des États-Unis.

La deuxième dimension est davantage d’ordre géopolitique. Il est évident que le président Joe Biden n’entretient pas avec son homologue turc Recep Tayyip Erdogan les mêmes rapports que son prédécesseur, Donald Trump. Le démocrate, qui a exprimé à plusieurs reprises des réserves à l’égard du pouvoir turc, s’est engagé pendant la campagne présidentielle à reconnaître le génocide des Arméniens. Joe Biden, qui a été à deux reprises vice-président de Barack Obama, ne peut donc pas se contenter de répéter, à l’égard du génocide de 1915, la formulation empathique, mais politiquement limitée, choisie par Barack Obama, qui avait prononcé les termes arméniens de « Medz Yeghern », pour « grande calamité », allant alors le plus loin possible dans la sympathie que pouvait témoigner un président américain sans reconnaître explicitement le génocide. Depuis, la donne a changé, puisque les deux chambres du Congrès américain ont tour à tour voté, en 2019, la reconnaissance de ce génocide. Il y a donc une opportunité pour Joe Biden, qui tient, grâce au Congrès, un argument supplémentaire pour se démarquer de Barack Obama et aller plus loin que lui dans la reconnaissance, en étant plus catégorique. On peut dire qu’il a toutes les cartes en main pour le faire.

Une telle reconnaissance dans un contexte international tendu avec la Turquie n’est-elle pas risquée pour les États-Unis ? Peuvent-ils se permettre de se fâcher avec le président turc, qui pourrait se rapprocher un peu plus de la Russie ?

Recep Tayyip Erdogan n’est plus en position de brandir des menaces puisqu’il s’est placé de lui-même en porte-à-faux vis-à-vis de Washington. Et ce, en prenant plusieurs décisions qui ont fortement heurté la sensibilité stratégique américaine, notamment en se portant acquéreur de missiles russes S-400, une décision en contradiction avec les statuts de l’Otan, dont la Turquie est membre. Le Congrès américain a voté, en décembre, des sanctions contre Ankara, qui a vu un programme militaire majeur interrompu en raison de cette décision. Dans ce contexte, le président turc se retrouve aujourd’hui privé de moyens de rétorsion significatifs, et semble plutôt demandeur d’un rapprochement avec les États-Unis, alors que Joe Biden n’a rien à gagner d’un rabibochage avec le président turc. En outre, l’administration américaine sait parfaitement que le jeu entre la Russie et la Turquie est perclus d’ambiguïtés, de rivalités et d’arrière-calculs, ce qui réduit la portée des menaces d’un rapprochement plus poussé entre Moscou et Ankara.

Pourquoi aucun président américain n’a-t-il jamais franchi le pas de la reconnaissance du génocide des Arméniens jusqu’ici ?

À cause des erreurs de Recep Tayyip Erdogan, Joe Biden est davantage maître du jeu que ne l’ont été tous ses prédécesseurs. La Turquie avait jusqu’ici joué de trois facteurs que sont la force et le dynamisme du modèle de modernisation du pays, les menaces perpétuelles proférées au nom d’une appartenance à l’Otan dont les Américains avaient puissamment besoin, ainsi que la volonté de promouvoir des intérêts économiques mutuels en croissance permanente. Cette juxtaposition a parfaitement fonctionné jusqu’à ce que le président turc aille trop loin aux yeux de Joe Biden. La Turquie n’a plus la puissance économique qu’elle avait et traverse une crise économique majeure, tandis que son intérêt stratégique dans le cadre de l’Otan demeure – même s’il est diminué par l’acquisition des fameux missiles russes S-400. Quant aux menaces, on a pu vérifier qu’elles n’ont jamais donné lieu à des mesures effectives. Et pour cause : la Turquie est un pays qui a besoin du reste du monde de manière fondamentale et n’est pas en position aujourd’hui d’appliquer des sanctions aux Américains, puisqu’elle est elle-même sur le fil du rasoir des sanctions occidentales.

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