ENTRETIEN / Matteo Puxton, spécialiste de la propagande militaire de Daesh : « L’Etat Islamique a vu une partie de son avenir sur le continent africain »

0
407

Le chef de l’organisation Etat islamique a été tué par les Etats-Unis, fin octobre. L’opération est une réussite pour la première puissance mondiale. Mais, le groupe terroriste n’a pas mis beaucoup de temps pour trouver un successeur à Abou Bakr al Baghadi qui aura été le chef d’orchestre d’une violence inouïe dans une bonne partie de la planète. Cette capacité de résilience du groupe terroriste le plus meurtrier de ces dernières années intrigue au plus haut point. Dans un entretien avec senactu tv, Matteo Puxton, plus connu sous son pseudonyme Histocoblog sur twitter, explique les contours de cette stratégie. Dans la même logique, le spécialiste et analyste de la propagande militaire de l’Etat islamique décrypte l’enchaînement d’allégeances au nouvel « émir » du califat autoproclamé et met un accent particulier sur la priorité donnée aux provinces, hors Irak et Syrie, d’être les premières à reconnaître Abou Ibrahim al Hachemi al Quraychi. Un choix qui n’est pas fortuit comme le redéploiement de l’organisation terroriste en Afrique. Selon Matteo Puxton, l’Ei voit une partie de son avenir sur le continent noir.

 La mort d’Abou Bakr al Baghdadi ne semble pas avoir enrayé la machine Etat islamique. La preuve, son successeur désigné fait l’objet de renouvellements d’allégeance de presque toutes les provinces de l’organisation jihadiste. Peut-on parler d’échec des États-Unis ?

Matteo Puxton : Plutôt qu’un échec, je parlerai d’une limite de l’action conduite par les Etats-Unis. La mort d’Abou Bakr al-Baghdadi est un succès symbolique plus que stratégique. La lutte contre al-Qaïda précédemment nous le montre bien : Ben Laden est mort en 2011 et son organisation est pourtant loin d’avoir disparu avec son décès. Le président Trump avait aussi besoin d’un succès symbolique pour aborder la prochaine élection présidentielle et conforter le retrait américain : il y a donc des enjeux de politique intérieure. Sur le fond, la mort de Baghdadi n’impacte pas la structure de l’organisation, qui peut fonctionner sans lui : il n’a fallu que 4 jours pour lui désigner un successeur (Abou Ibrahim al Hachemi al Quraychi) et pour nommer aussi un nouveau porte-parole, Abou al-Hassan al-Muhajir ayant été tué juste après Abou Bakr al-Baghdadi… De fait, l’EI avait préparé de longue date son passage à l’insurrection complète en Irak et en Syrie, comme on l’a constaté dès le début de 2018. Sa propagande a également été organisée pour continuer à diffuser après la perte du territoire. L’EI a développé les branches en dehors de la Syrie et de l’Irak pour conserver un atout supplémentaire après la fin du califat en Syrie et en Irak.

Pour vous, pourquoi les premières allégeances à Abou Ibrahim al Hachemi al Quraschi ont été faites en dehors de la Syrie et de l’Irak où l’organisation terroriste a vu le jour ?

Là encore je pense que c’est très symbolique. L’EI veut envoyer un message : la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi ne change rien au contrôle que l’appareil central de l’organisation exerce sur les branches extérieures. Le Sinaï, qui a fourni le premier reportage photo d’allégeance au nouveau chef, est ainsi l’une des branches les mieux reliées à la propagande à laquelle il a fourni plusieurs vidéos longues et de nombreuses autres images cette année. Le Bangladesh, 2ème dans l’ordre, avait eu droit à une vidéo dans la série des vidéos de renouvellement ou d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi au mois d’août, la première du genre dans ce pays. Ces photos confirment donc la connexion entre l’appareil central et des partisans au Bangladesh. La Somalie, en 3ème position, a été reconnue officiellement comme province par l’EI à l’été 2018 au moment où le groupe supprimait les provinces en Syrie et en Irak pour ne garder que 2 provinces à ces noms. De manière générale, le contrôle de l’appareil central sur ses branches hors Levant s’est renforcé depuis 2016, en prévision justement de la fin territoriale. Il s’agissait pour le groupe d’assurer sa survie en se développant sur d’autres continents et en contrôlant de près ces développements.

Si l’on en croit une étude sortie par Fondapol en novembre, l’Etat islamique est le groupe le plus meurtrier depuis 1979. Qu’est ce qui peut l’expliquer selon vous ?

L’Etat islamique est un groupe djihadiste qui déploie une logique de violence sans précédent. Les exécutions de prisonniers ou d’otages sont mises en scène pour la propagande. Tous ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie du groupe peuvent être des cibles potentielles : en Irak, les cellules de l’EI visent ainsi en priorité les sunnites qui collaborent avec les milices ou le gouvernement irakien, qualifiés « d’apostats » (murtaddin). Il s’agit pour le groupe de se placer en seul interlocuteur pour cette communauté, aussi bien en Irak qu’en Syrie. L’EI s’est même déchiré, en interne, sur la possibilité de qualifier tous les sunnites ne partageant pas son point de vue comme « apostats » ; en définitive, la « modération » l’a emporté, mais ce conflit interne, résolu de manière sanglante, a laissé des traces. Et l’EI a une haine particulière pour les autres courants de l’islam, les chiites en Irak, ou en Afghanistan (les attentats kamikazes les plus sanglants visent souvent les Hazaras, chiites, à Kaboul), qualifiés de « polythéistes » ou « rafidites », les alaouites (qualifiés de « nousayris ») en Syrie… l’instrumentalisation de la violence, les modes opératoires du groupe, entre autres, peuvent expliquer ce résultat mortifère.

Les provinces africaines de l’Etat islamique sont de plus en plus présentes dans les communications de l’Etat islamique. Quelle lecture faut-il donner à cela ?

Là encore, cela est à mon avis un choix stratégique de l’EI. En 2016, il a changé le commandement de la branche nigériane en remplaçant Aboubakar Shekau par Abou Musab al-Barnawi. La branche nigériane s’est rebâtie grâce à l’argent envoyé par le centre, ses militants sont partis se former dans la branche libyenne de l’EI. On en voit aujourd’hui le résultat : la branche nigériane est sans doute la province la plus puissante de l’EI, exerçant un contrôle territorial non affiché pour éviter les frappes aériennes systématiques, mais réel dans le Borno. Par ailleurs, l’EI lui a adjoint, pour la propagande du moins, l’ex-Etat islamique au Grand Sahara qui fait maintenant partie de la province Afrique occidentale, qui ne comprenait précédemment que le Nigéria. Au vu de la connexion rétablie avec la propagande centrale de l’EI, et des attaques de plus en plus violentes et sophistiquées de l’ex-EIGS, c’est à se demander si la branche nigériane n’a pas aidé physiquement à l’encadrement de celui-ci. Sur le continent africain, on trouve aussi la branche au Sinaï dont je parlais tout à l’heure, la branche somalienne, la branche libyenne qui n’a pas disparu même si en « sommeil » depuis juillet dernier, après un pic d’activité suite à l’offensive du maréchal Haftar contre Tripoli (elle aussi a fourni un reportage photo d’allégeance tout récemment) ; l’EI a un petit contingent toujours actif en Tunisie. Surtout, il a réussi à se rallier sans doute une partie des ADF au Nord-Kivu, en République Démocratique du Congo, et toute ou une partie du groupe djihadiste opérant dans le Cabo Delgado au nord du Mozambique. La connexion avec la propagande de l’EI est bien là, et tend d’ailleurs à se consolider, les images sont de plus en plus fréquentes : une vidéo de ba’yah a été réalisée pour la série à destination d’Abou Bakr al-Baghdadi en juillet dernier. L’EI a sans doute vu, et à raison, une partie de son avenir sur le continent africain. C’est pour lui un moyen d’exporter son combat et de retrouver une emprise territoriale, ce qu’il n’est plus en mesure de faire au Syrie et en Irak, pour le moment.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici